« Il n’y a de progrès qu’en réponse à un vrai problème » Dominique Wolton
En langage courant, le paradoxe désigne l’association de deux faits ou idées contradictoires. En langage sociologique, le paradoxe signifie un grand écart entre une situation souhaitée (développement, paix, réussite, santé, stabilité sociale, performance) et situation réelle donnée (sous-développement, guerre, échec, maladie, instabilité sociale, contre-performance), ou encore écarts entre les situations prévues à travers un certain nombre de dispositifs de prise en charge, de normes et la situation réelle.
L’université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) est une patente illustration du fait paradoxal en termes de populations estudiantines et de capacités d’accueil. Actuellement, elle regorge de plus de 80 000 étudiants pour une capacité de 25 à 30 000 étudiants.
Le ratio enseignants/étudiant au Sénégal est bien en deçà de la norme (1 enseignant/25 étudiants), soit 1 enseignant pour environ 90 étudiants. Cette situation de paradoxe est caractéristique de toute la société sénégalaise où règne un véritable consensus aux passe-droits, à l’anarchie et au surplus.
Ces écarts (paradoxes) sont l’un des objets fondamentaux de la recherche sociologique pour alerter des dangers sur l’existence de la société d’un trop grand écart entre les principes affichés et la réalité vécue. En un mot, une problématique de recherche sociologique consiste à saisir des paradoxes, en vue de les mettre à jour pour mieux aider à comprendre la nature et les raisons des écarts. C’est de ce point de vue que les sociologues sont très sollicités dans les processus de compréhension, de mise en œuvre, de contrôle et de suivi-évaluation des politiques publiques.
Sous ce rapport, dans la société sénégalaise contemporaine, tout, semble-t-il, y est paradoxe. Des solutions sont inventées dans tous les secteurs, des dispositifs de prise en charge sur tous les problèmes sont élaborés. Nous avons les meilleurs plans et programmes du monde. Nous ne manquons pas de ressources humaines dans tous les secteurs. Pourtant, le Sénégal baigne toujours dans les mêmes travers et les Sénégalais souffrent des mêmes maux. Par conséquent, nous menons les mêmes combats sociaux de survie qui ne provoquent aucun changement structurel conséquent. Qu’est-ce qui est à l’origine de ces paradoxes ?
L’étude de la nature des revendications estudiantines en rend compte. Rares sont les fois où l’on entend des étudiants sortir dans la rue pour des revendications qualitatives. Leurs revendications les plus récurrentes tournent autour de questions liées à leurs conditions précaires d’existences (restauration, hébergement) et à des rémunérations de circonstances de bourses. Ainsi, les étudiants de l’UCAD, à travers leurs protestations, s’inscrivent rarement dans une logique de mouvements sociaux capables d’amorcer de véritables changements sociaux. Ils ne sont pas à juger, mais à comprendre. Cette attitude est liée à la nature de leur formation et de la situation de gouvernance du pays qui déterminent leur caractère et leurs comportements.
En effet, si nous observons des écarts considérables au Sénégal à chaque fois que nous élaborons des évaluations sur les politiques publiques en rapport avec les situations et conditions d’existence des Sénégalais, c’est que l’action politique au Sénégal n’est pas essentiellement orientée dans une logique de satisfaction efficace des préoccupations des populations, en vue d’améliorer leurs conditions d’existence, d’amoindrir leurs difficultés, mais elle obéit à des logiques politiciennes, électoralistes, d’enrichissement illicite et de règlements de comptes. C’est pourquoi l’Etat, pour ne pas donner l’impression d’être dans l’inaction, se contente de mettre en place des institutions, mais traîne les pieds dans la mise en œuvre. Ce qui fait que quelle que soit la pertinence des plans et programmes d’actions publiques et de développement, les conditions d’existence des Sénégalais n’évoluent pas ou s’améliorent à pas de caméléon.
Voici une liste de programmes et de plans : PACASEN (Programmes d’appui aux communes et agglomérations du Sénégal), PADERCA (Programme d’appui au développement de la Casamance), PAGIRE-BA (Plan d’action pour la gestion intégrée des ressources en eau-Bassin arachidier), PAPIL (Projet d’appui à la petite irrigation locale), PAQUET (Programme d’amélioration de la qualité, de l’équité et de de la transparence du secteur de l’Education et de la Formation), PASA (Programme d’ajustement structurel pour le secteur agricole), PASA- Lomakaf (Programme d’appui à la sécurité alimentaire dans les régions de Louga, Matam et Kaffrine), PASER (Programmes d’actions stratégiques de l’Etat dans les régions), PCD (Plan communal de développement), PDD (Plan départemental de développement), PDU (Plan directeur d’Urbanisme), PGAT (Plan général d’aménagement du territoire), PGES (Plan de gestion environnementale et sociale), PNADT (Plan national d’aménagement et de développement territorial), PNAT (Plan national d’aménagement du territoire), PNDL (Programme national de développement local), POAS (Plan d’occupation et d’affectation des sols), PREAC (Programme de réforme de l’environnement des affaires et de la compétitivité), PREFERLO (Projet de renforcement de la résilience des Ecosystèmes du Ferlo), PROGERT (Projet de gestion et de restauration des terres dégradées du Bassin arachidier), PROMOVILLES (Programmes de modernisation des villes), PSE (Plan Sénégal Emergent), PTIP (Programme Triennal d’Investissement Public), PUD (Programme d’urbanisme de détail), PUDC (Programme d’urgence de développement communautaire), PUMA (Programme d’urgence de modernisation des axes et territoires frontaliers).
D’ailleurs, ces programmes et plans sont rarement soumis à un dispositif de suivi-évaluation pour au moins, une fois arrivé à un niveau avancé du processus de mise en œuvre, qu’on connaisse ce qui a marché, ce qui ne l’a pas été et les causes de blocages pour ensuite ajuster et corriger les manquements. Le plan Sénégal Emergent (PSE) en est une illustration.
Aucun plan n’a plus mobilisé d’argent : plus de 6000 milliards de francs, à compter de 2014, dans le cadre du PAP (Plan d’action prioritaire). Pourtant, jusqu’ici, aucun travail de suivi-évaluation n’a été rendu public pour que les Sénégalais connaissent du bilan de sa phase 1 et en sachent concrètement les réussites et limites. Au demeurant, une instance de suivi-évaluation du PSE, le Bureau Opérationnel de Suivi du PSE (BOS), dont nous avions eu le loisir de visiter les locaux afin de s’informer et d’informer des méthodes de travail et d’assurance des objectifs, n’a pas réagi à notre requête. Mais notre questionnaire remis au chargé de communication du PSE, n’a jusqu’au moment de la rédaction de cet article, eu de réponse. Méfiance entre autorités publiques et chercheurs ou manque de sérieux dans la gestion publique ? Allez savoir !
Dans son ouvrage : «Quelles alternatives socio-économiques au Sénégal», El Hadji Mounirou Ndiaye, économiste, livre un bilan mitigé du PSE, se désole des logiques électoralistes qui ont détourné certains projets de leurs objectifs, liste les investissements de Macky Sall sur les infrastructures depuis 2012 dans le cadre du PSE et dit ses choix de développement élaborés sans obligations d’arbitrage de sens des priorités et de calcul économique rationnel et efficient.
Pour autant, Macky Sall se réjouit d’avoir terminé la première phase avec un cartel de réalisations d’infrastructures. Ce qui lui a valu un prêt de 7 300 milliards lors du Groupe consultatif de Paris, sans qu’il explique aux Sénégalais ce qu’il fera de cet emprunt fait en leur nom.
Ces institutions de prise en charge sont des «institutions machin» pour endormir et exploiter les populations. Aussi malgré l’augmentation des richesses publiques (croissance), la pauvreté grandit chez les populations. Et alors que les autorités politiques s’enrichissent sur le bien public, le peuple végète dans la plus grande détresse.
Le pays est truffé de ressources humaines et naturelles, mais le peuple demeure pauvre. Abondantes, les infrastructures ne sont souvent pas en mesure de diminuer les problèmes qu’elles sont appelées à résoudre. Au contraire, certaines ne font qu’accroître les souffrances des masses. La pléthore d’infrastructures routières et de transport de masse, les routes, les autoroutes, les ponts, le TER et le BRT, ne diminuent en rien les embouteillages à Dakar : un développement qui complique la vie, plus qu’il ne la facilite.
* Par Docteur Cheikh Tidiane MBAYE
Spécialiste en sociologie des religions
Enseignant à l’UCAB : Ethique et humanité ; monde des affaires ; sociologie de l’entreprise
DG Cabinet l’œil du sociologue
Président Think Tank GARAB
Responsable pédagogique CLUB RMS
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